A ``Lions'', par Jean-Pierre Aubin


A ``Lions'', je dois tout. Il a su me donner beaucoup, plus que quiconque dans ma vie, avec sourire et bonne humeur, sans que je ne lui demande rien. Tout, sur le plan professionnel, mathématique, intellectuel et moral.

Cela, je ne pouvais le lui rembourser autrement qu'en essayant de suivre humblement ses leçons, de me comporter avec mes élèves comme il s'est comporté avec moi. Et ma dette, à l'aune de celle que j'ai contractée envers lui en mon for intérieur, j'en suis encore débiteur : le modèle était par trop inaccessible.

De toutes ces leçons dont j'ai bénéficié, celle de chercher au delà du domaine des mathématiques de nouvelles motivations et d'en déduire des applications fut la plus importante, et la plus difficile à mettre en oeuvre.

Lions avait le don de me faire croire en quelques minutes que j'étais mille fois plus intelligent que je ne l'étais. Je ne l'ai jamais cru, mais je repartais quand même plein d'enthousiasme, un enthousiasme qui ne m'a plus quitté depuis.

C'est le hasard qui m'a mis sur son chemin, quand j'étais un étudiant de licence sans autre vocation que celle de devenir historien, plus impliqué dans la lutte (clandestine) contre la guerre d'Algérie qu'absorbé par mes études. Bien que non normalien, j'avais osé (une seule fois) assister à un séminaire rue d'Ulm, en 1960, où j'étais tombé sous le charme d'un jeune homme plein d'enthousiasme et de vigueur, avec l'accent du midi qui parlait, je m'en souviens encore, d'espaces d'interpolation. Je ne pouvais rien y comprendre, mais cela était resté gravé dans ma mémoire.

Un an plus tard, arrivant à l'Edf, ayant entendu qu'un certain Professeur Lions venait de faire un cours à l'école d'été du Cea et de l'Edf sur l'analyse numérique qu'on me demandait d'étudier, j'ai fait le lien. Le soir même, je lui écrivais à Nancy, le sur-lendemain, j'avais sa réponse, positive. Je l'ai toujours. Ma vie mathématique commençait enfin : je devais lire Equations différentielles opérationnelles , le premier livre d'une longue série brutalement interrompue qui venait tout juste de paraître.

C'était en 1961, à l'âge où le mandarinat régnait. Il était l'un des très rares mathématiciens de l'époque à ne pas mépriser a priori ceux qui ne sortaient ni d'Ulm, ni de l'X, ni d'aucune grande école, ce qui était mon cas, et à leur donner leur chance. Ceux qui ont commencé leur recherche après 1968 ne peuvent comprendre que l'accès à cette aristocratie là était psychologiquement interdit aux roturiers de cette sorte d'Ancien Régime universitaire. Ne pas tenir compte des origines scolaires de ses élèves était une des premières révolutions, avant la lettre, discrète, silencieuse, et d'autant plus profonde qu'il s'agissait de changer des comportements fortement enracinés et des attitudes culturelles. Il a su ainsi attirer autour de lui un nombre impressionnant de disciples, sans compter des élèves d'autres mathématiciens, fascinés par la vénération que nous lui portions, et de nombreux étudiants étrangers. Allant, je m'en souviens encore, jusqu'à nous remercier de l'aide que nous lui apportions, alors que nous étions ses débiteurs ! Il a fallu que j'attende à mon tour d'avoir des étudiants pour comprendre cette phrase qui me semblait si énigmatique.

J'ai donc eu le privilège de le connaître quand il était encore jeune, avant qu'il n'arrive à Paris et ne devienne trop célèbre. Nous étions moins nombreux à nous ``le partager''.

C'est lui encore qui, connaissant mon goût pour les sciences humaines, m'a écrit en 1969 aux Etats-Unis où j'avais décidé de m'installer définitivement, pour m'annoncer le projet de création de Dauphine, qui pouvait m'inciter à revenir. Il avait bien deviné ce qui pouvait provoquer mon retour. Ce fut une chance fantastique, celle de réaliser pendant une quinzaine d'années ce rêve qui m'habite toujours, celui de promouvoir l'enseignement et la recherche de mathématiques motivées par les sciences sociales, humaines et biologiques. C'est à son appui et à sa caution, ainsi qu'à ceux de Laurent Schwartz et de Pierre Tabatoni, que nous devons la création de l'Ufr de Mathématiques de la Décision et du Ceremade, Centre de Recherches de Mathématiques de la Décision.

Puisqu'il s'agissait de ``décision'', il fallait dépasser la pauvre - et fausse - hypothèse d'un homo oeconomicus réduit à un robot maximisant une fonction d'utilité. Qualifier ce comportement de ``rationnel'' ne suffit pas à en sceller l'absence de pertinence. Il fallait selon moi se tourner vers les sciences cognitives pour prendre en compte les composantes cognitives d'acteurs économiques qui interagissent socialement en sus de produire, distribuer et échanger des biens et des services. M'étant ouvert auprès de Lions de mes projets en 1984, il m'a vivement encouragé à me lancer dans cette voie, et conseillé de ne pas tenter de franchir d'un seul coup le fossé qui sépare les mathématiques des neuro-sciences, de faire une étape en passant par l'Intelligence Artificielle. Conseil judicieux, que j'ai suivi à titre personnel, car il n'a pas pu être mis en oeuvre à Dauphine à cette époque, mais bien plus tard, à l'Ens Cachan au début des années 90 lorsque Robert Azencott a créé le Dea ``Mathématiques de l'Intelligence Artificielle'', maintenant Mva (Mathématiques, Vision, Apprentissage).

J'arrête ici l'énumération des impulsions déterminantes, parmi bien d'autres, ponctuant une influence constante qu'il a exercée à mon égard. Le reste est entre nous, dans ma mémoire, gravé, précieux. Le perdre si jeune nous prive d'une production restée intarissable, d'activités déterminantes dans des champs de plus en plus vastes et divers, de repères, et de la possibilité de lui témoigner encore et toujours une affectueuse gratitude.


Témoignage parus dans This memory has been published in MATAPLI 66 (octobre 2001) pages 17-41.