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J'ai entendu parler de Jacques-Louis Lions pour la première fois en
1962.
J'étais en Algérie, pour mon service militaire, et je voulais m'inscrire
à Paris au certificat de Licence Mmp, Méthodes mathématiques de la
physique, le
célèbre cours de Laurent Schwartz. J'avais beaucoup regretté de ne
pas avoir eu Laurent
Schwartz comme Professeur
à l'Ecole Polytechnique, et je tenais à suivre son cours, même de
loin. Enorme déception pour
moi, Laurent Schwartz décidait cette année-là de laisser son cours
à un certain Lions...
Comment pouvais-je imaginer le rôle immense qu'allait jouer J.-L. Lions
dans ma vie ? Bien
ignorant des mathématiques appliquées, j'avais commencé par
travailler des disciplines
comme l'économie, la recherche opérationnelle puis l'informatique
naissante. C'est dans le
contexte de l'institut Blaise Pascal, où je suivais en 1965-1966 les
cours de l'Institut de
programmation, que j'assistais pour la première fois à l'option analyse
numérique
qu'assurait alors J.-L. Lions. Un véritable coup de foudre pour ce cours,
où j'étais venu
par curiosité, me rappelant l'épisode de 1962. Je cherchais ma voie
vers la carrière
universitaire, et si j'aimais bien les mathématiques, elles s'étaient
limitées pour moi
jusqu'alors aux mathématiques pures, trop abstraites pour mon goût et
mes capacités. Les
mathématiques de J.-L. Lions me mettaient à l'aise et m'attiraient.
Mais n'était il pas
trop tard pour moi ? Je me décidais alors à une
épreuve, passer à la session d'octobre 1966, le DEA d'analyse
numérique de J.-L. Lions. J'ai
beaucoup travaillé cet été là, et j'étais passionné par le
sujet. Ma plus belle récompense, être
reçu avec mention très bien. Pouvais-je demander à J.-L. Lions de
travailler avec lui ? Je
n'osais pas encore. C'est mon ami de Tunis, Roger Temam, déjà brillant
élève du maître, qui a
bien voulu accepter de parler de moi et de m'obtenir un rendez-vous
téléphonique. Son
intervention était bien utile, J.-L. Lions, déjà submergé
d'élèves, venait de refuser la
demande d'un élève de l'Ecole Normale. J'étais donc très ému,
pourquoi s'intéresserait-il
à moi ? Comment dissimuler mes lacunes en mathématiques ? Le
rendez-vous téléphonique était
entre 18h 30 et 18h 35, unique créneau où l'on pouvait le joindre, et
il y avait beaucoup de
prétendants. Par chance, je l'ai eu au téléphone. Je m'attendais à
ce qu'il dissèque mon bagage
mathématique, et cela m'inquiétait beaucoup, mais il m'a en fait
demandé de lui décrire mon
activité présente. J'étais surpris et terrorisé, car je faisais de
la recherche opérationnelle.
Avec mon souvenir des mathématiciens de l'époque, j'étais persuadé
que pour eux cela devait
présenter un intérêt nul, pour ne pas dire négatif. Je pensais que
mon compte était bon.
C'était mal connaître l'extraordinaire ouverture d'esprit et la
clairvoyance pour les applications
de J.-L. Lions. Il posait beaucoup de questions, et ce domaine très
nouveau pour lui l'amenait à des
rapprochements avec d'autres sujets auxquels il commençait à
s'intéresser, grâce à son
activité de conseil à la Sema (j'ignorais bien sûr tout cela).
Bref, à mon grand étonnement,
je passais une première
étape, puisqu'il me demandait de venir le voir. Lors de cette rencontre,
il m'a tendu un livre
sur le contrôle adaptatif, qui venait de sortir, et il m'a proposé de
faire un exposé sur ce
travail à son séminaire. Comment cet homme, qui à l'époque commençait à découvrir le contrôle
optimal, qui ne connaissait pas le contrôle stochastique, pouvait-il
déjà penser au
contrôle adaptatif ? Il avait tout de suite fait le lien entre la
recherche opérationnelle
et cette théorie du contrôle naissante. Il m'ouvrait tout un domaine,
au lieu de me poser un
problème pointu, comme il était coutume de le faire. Je comprenais
enfin qu'il cherchait
à me mettre dans les meilleures conditions d'épanouissement pour moi.
Mon bagage
mathématique n'était pas mon point fort, mais j'avais des connaissances
dans des
disciplines appliquées. A moi de faire mes preuves dans la voie royale
qu'il m'ouvrait.
Cette vision et cette extraordinaire capacité à obtenir le meilleur de
ses élèves sont
des dons, ou sans doute le résultat d'une méthode, qui sont
inégalées à ce jour.
C'est la clé qui explique le nombre étonnant d'élèves ou de
collaborateurs de J.-L.
Lions. Je lui ai succédé à l'Inria en 1984, et au Cnes (dans ce cas
pas directement) en
1996. Bien entendu, sa recommandation a été essentielle dans les deux
cas. Au-delà de ce
que je lui dois comme professeur, je lui dois cet appui et cette confiance,
qui ont permis cette
évolution de carrière, à laquelle j'étais loin de m'attendre. Mais
je n'ai pas seulement de la
reconnaissance, je sais que sa méthode est remarquablement efficace, et
que j'ai tout intérêt à
m'en inspirer. Dans toutes les situations délicates, et même en
général, je me demande comment
aurait fait Lions. Très souvent, sans bien sûr exagérer, je lui ai
demandé conseil. Cela m'a
toujours servi. Maintenant qu'il n'est plus là pour me conseiller, il me
sera d'autant plus
nécessaire d'imaginer son comportement. Pour moi, J.-L. Lions aura
été le maître au sens complet
du terme, celui qui m'a enseigné ce que je sais, celui qui m'a formé
pour la vie, et celui qui
aura joué un rôle essentiel à tous les niveaux de ma carrière.
Avoir eu un tel maître est
tellement exceptionnel, que je mesure ma chance.
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Témoignage parus dans
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MATAPLI 66 (octobre 2001) pages 17-41.
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