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J'ai rencontré Jacques-Louis Lions à Séville en avril 1974, à l'occasion des journées organisées par son premier élève espagnol A. Valle. Il y avait un autre de ses étudiants espagnols (J. L. Andres Yebra) qui faisait une présentation, mais pas les autres (C. Fernández et E. Zuazua). Sa relation avec les espagnols ne s'est pas restreinte à ses élèves en thèse ; au risque de ne pas être exhaustif, on peut mentionner les noms de E. Sánchez-Palencia, A. Bermudez de Castro, J. Hernández, M. Lobo, F. Michavila, J.M. Viaño, E. Fernández Cara, E. Casas, C. Parés, etc.
Plus tard, à l'occasion de mon premier voyage à Paris, en novembre 1975, j'ai parlé avec lui un vendredi après son séminaire. Je me souviens que nous parlions de son résultat avec Bensoussan sur les supports compacts pour les solutions d'inéquations variationnelles, quand une personne de l'administration lui a communiqué la nouvelle de la mort de sa belle-mère. Je retournais ce soir là à Madrid, et il a fini ses paroles d'au revoir avec la phrase : "et mes salutations au roi d'Espagne !". Bien des années après, en janvier 1997, lui et sa femme ont d'ailleurs eu une entrevue privée avec le roi à l'occasion de sa conférence à l'Ambassade de France à Madrid. Il m'a parlé plusieurs fois de son entrevue avec l'Empereur du Japon lors de la réception du Prix du Japon, en 1991. Il m'a aussi parlé de sa conversation téléphonique avec Charles de Gaulle, qui le chargeait de la création de l'Inria, et de son amitié avec le Président de l'Unesco, F. Mayor Zaragoza.
J'ai eu l'occasion de le voir plusieurs fois en Espagne et à d'autres endroits, mais c'est surtout à partir de janvier 1990 que nos relations sont devenues plus étroites. Avant cela, je dois mentionner les honneurs reçus par Lions en Espagne. En 1976, il fut nommé Docteur Honoris Causa de l'Universidad Complutense de Madrid ; son parrain était le Professeur A. Dou. Ensuite, il a été fait Docteur Honoris Causa d'autres universités espagnoles : Universidad Politécnica de Madrid (1982), Santiago de Compostela (1988) et Malaga (1994). En 1997, il a été élu membre étranger de la Real Academia de Ciencias de España.
Mon rapprochement avec lui s'est effectué à l'occasion d'un cours intensif que Lions a donné à l'Instituto de España du 15 au 19 janvier 1990. Il s'agissait d'une semaine d'une grande activité où il a montré, une fois de plus, sa grande capacité de travail. Le titre du cours était : ''La planète Terre : rôle des mathématiques et super ordinateurs''. Ce fut l'une de ses premières conférences sur ce sujet. Très organisé, comme toujours, il a emporté avec lui une version écrite qui a été à l'origine de son livre El planeta Tierra, auquel il a ajouté un appendice pour lequel il m'a demandé de lui donner des renseignements et des références concernant les contributions espagnoles les plus significatives. En fait, il m'a demandé de m'occuper de la traduction en castillan de son manuscrit (avec l'aide de Miguel Artola - ne pas confondre avec Michel Artola), ce qui m'a permis de lui proposer quelques suggestions sur son texte. Le livre eut un grand succès de vente et en moins d'un an et demi il était épuisé.
A partir de 1990, nous avons maintenu une correspondance très frequente. En février 1990, et motivé par sa conversation avec le climatologiste P. Morel, il m'a proposé d'étudier la contrôlabilité approchée pour les inéquations variationnelles paraboliques. J'ai trouvé quelques résultats qui l'ont intéressé. Je me souviens que dans une conférence dans un colloque à Málaga, en octobre 1990, j'ai mentionné les relations entre ce résultat et l'évolution des calottes polaires, qu'en pauvre français j'avais dénommées "casquettes polaires". L'expression a fait rire Lions : assez souvent dans ses conférences sur l'environnement, il mentionnait "les casquettes polaires d'Ildefonso Díaz" (il l'a fait, par exemple, à l'Iciam d'Hambourg en 1995).
J'ai eu la grande chance d'organiser avec lui deux cours d'été sur l'environnement et les mathématiques : le premier en 1991 à El Escorial, et le second (plus centré sur les aspects économiques) à Almeria, en 1992. Ce furent des expériences inoubliables pour moi. Les actes des deux cours ont été publiés chez Masson (comme toujours, ce fut lui le premier à envoyer son texte).
Ma contribution aux actes du cours d'El Escorial est liée à un autre problème que Lions m'avait posé en mars 1991. Il m'avait parlé d'une image Spot de la mer de Weddel, en Antartique, où on pouvait voir la frontière libre de la "casquette" polaire ("un véritable bijou de complexité", selon ses propres paroles), et m'avait décrit avec force détails cette frontière libre de l'ordre de 400 km d'épaisseur, formée d'un mélange d'eau et de morceaux de glace. Son fax finissait par : ''j'offre un (bon) repas à celui qui arrive à un modèle raisonnable pour cette situation". En fait, il m'a offert le repas même si ma réponse (considérer la zone comme une "mushy region") était seulement une réponse pour un modèle très simplifié. Comme Brezis le dit dans son livre d'entretien avec J. Vauthier : Lions "avait une réserve inépuisable de problèmes simples et précis qui exigeaient peu de connaissances préalables. Dès que l'on trouvait une réponse même fragmentaire, il faisait un compliment et donnait des suggestions fort utiles pour continuer".
Pendant le cours d'El Escorial il a eu la possibilité de parler avec beaucoup d'autres grandes figures de la science et des lettres qui étaient logées dans le même hôtel. C'est là où je l'ai entendu parler très bien l'italien. Il m'a raconté qu'une de ses grand-mères était italienne et qu'il a appris très tôt cette langue pour parler avec elle. Je me souviens aussi d'un repas exceptionnel avec le Prix Nobel Illya Prigogine, I. Stakgold et G.I. Marchuk. Nous avons parlé de la modélisation et la complexité pendant plus de trois heures. Finalement, à El Escorial sa femme, lui et moi avons eu le privilège de visiter le monastère édifié par Felipe II avec un guide qui nous a montré la célèbre salle des batailles (qui pourtant était fermée au public à cause de travaux de réparations). Je n'oublierai pas les commentaires de Madame Lions, très intéressants et révélateurs d'une grande culture.
L'expérience scientifique du cours d'Almeria a étè très productive (c'est à partir de cette réunion que Lions et Gabay ont écrit leur note aux Cras). Mais tout ne s'est pas bien passé. Les valises des Lions (il était venu avec sa femme) ne sont pas arrivées à l'aéroport d'Almeria. Ce fut pour nous tous une grande leçon de tolérance de voir comment ils ont réussi à passer quatre jours sans bagages.
Il me semble que c'est pendant pendant ce cours d'Almeria, en 1992, que je lui ai demandé à quel moment il s'est aperçu de l'exceptionnelle capacité de son fils pour les mathématiques. Il m'a raconté qu'une fois, quand Pierre Louis avait environ 10 ans, ils étaient allés se promener une nuit d'été. Pierre Louis lui a posé une question qui l'a beaucoup impressionné : "qu'est ce qui se passerait sur la terre et sur les étoiles si la lune n'existait pas ?" Il ne se souvenait pas de sa réponse, mais seulement de la grande curiosité de son fils pour des questions loin d'être évidentes.
Une autre aventure de ce type a été l'organisation en 1997 de la Vidéoconférence Diderot de la Société Européenne de Mathématiques sur la mathématique et l'environnement entre Amsterdam, Madrid et Venise. Lions a toujours été très intéressé par les avancées des nouveaux modes de communication. Je me souviens de son grand intérêt pour l'Universitat Aperta de Catalunya (une des premières expériences universitaires exclusivement par Internet) qui a motivé une visite privée (et presque incognito) de Lions à Barcelone en mai 1997. Il a été l'un des responsables du rapprochement entre la communauté mathématique mondiale et les climatologistes et d'autres spécialistes des sciences naturelles. En fait, il a été le premier président de la commission sur l'environnement de l'Union mathématique internationale.
Les visites de Lions en Espagne étaient assez fréquentes. Je me souviens de ses voyages à Málaga, de sa conférence à la Fondation Giner de los Rios en 1994 ("Mathématique et Industrie : exemples et tendances"), de sa série de conférences à Séville en 1994 (où je l'ai vu essayer de ''battre des mains'' dans une soirée flamenco après le dîner officiel du colloque), de son séjour à Laredo dans le Colloque Ifip, et de sa visite à Madrid à l'occasion de la remise d'une décoration à A. Valle par l'Ambassade de France, au cours de laquelle le journal El Pais a publié une longue interview de lui avec une photo prise dans les jardins de l'Ambassade. C'est à cette occasion qu'il ma raconté une anecdote sur M. Picone. Il m'a raconté qu'il avait connu Picone très agé et sourd. Il avait une sorte d'appareil auditif assez primitif et Lions s'est aperçu que si Picone écoutait une conférence un peu ennuyeuse, au bout de 15 minutes il déconnectait l'appareil. C'est peut-être dans une autre occasion qu'il m'a raconté avoir être témoin d'une fois où quelqu'un s'était endormi pendant sa propre conférence. Il s'agissait d'un mathématicien fameux du Mit qui, déjà très âgé, dans les années cinquante, faisait une conférence au Collège de France le jour même de son arrivée à Paris en provenance des Etats Unis. À la fin de sa conférence, quelqu'un dans le public lui a posé une question un peu bizarre et il a demandé un peu de temps pour réfléchir. Il s'est assis et endormi en public instantanément.
Son voyage à Madrid à l'occasion de son élection comme membre étranger de la Real Academia de Ciencias de España a été aussi une source d'anecdotes. Le jour de son arrivée, le 21 janvier 1998, son vol d'Air France a eu un retard de plus de deux heures. Comme je l'attendais à l'aéroport, j'ai eu le temps suffisant pour faire quelques calculs sur un problème qu'il m'avait posé en mai 1994 sur la contrôlabilité des problèmes paraboliques avec explosion en temps fini. A son arrivée, nous avons continué les calculs à l'aéroport, et cela a été à l'origine d'une Note aux Cras et d'un article.
Son idée de faire de l'année 2000 l'Année mondiale des mathématiques a eu un grand succès en Espagne. Il est venu à Madrid et a participé à la conférence d'ouverture d'une ''Jornada Matemática'' au Parlement d'Espagne, le 21 janvier 2000. Il y a parlé d'un des derniers sujets auquel il s'est intéressé : la modélisation du vivant (un volume sur ce sujet est actuellement en préparation et paraîtra dans la collection de Ciarlet et Lions chez Springer). A l'occasion de l'Année mondiale, le Ministère de l'éducation espagnol a distribué un triptyque dans toutes les écoles du pays où il était mentionné que l'initiative avait été prise par J.-L. Lions. Pendant sa visite, il m'a parlé de son discours du 25 janvier devant le Président Chirac pour présenter le ''Rapport à Monsieur le Président de la République''. Il s'agissait d'un sujet auquel il avait accordé beaucoup d'attention.
Mais c'est à partir de juillet 1999 que nos relations scientifiques sont devenues encore plus étroites. Dans son fax du 29 juillet, il me disait qu'on lui avait proposé de faire une seconde édition du livre El Planeta Tierra, mais que son intention était de faire un livre nouveau, en incorporant des références parues depuis 1990 et en ajoutant des chapitres supplémentaires. Il m'a proposé que nous le fassions ensemble. Nous avons travaillé durement sur ce livre qui aura pour titre Matemáticas, superordenadores y control para el planeta Tierra. Le livre était pratiquement fini à la fin de l'année 2000 (le dernier fax qu'il m'a envoyé, de 27 pages, daté du 28 décembre 2000, contenait des corrections à la liste des références) et paraîtra cette année.
La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, ce fut à Barcelone, le 11 septembre 2000, à l'occasion d'Eccomas 2000. J'aimerais raconter une anecdote que tous les participants du Congrès (plus de mille personnes) ont vue. Comme d'habitude, les politiciens avaient parlé plus que prévu et Lions devait faire la première conférence scientifique, et finir avant 11 heures, heure prévue pour les conférences en parallèle. Il s'agissait d'une salle de conférences immense et les transparents préparés par lui devaient être projetés d'une cabine très loin de lui, au fond de la salle. Lions a commencé à parler, mais les transparents n'apparaissaient pas. Il a parlé presque 10 minutes sans aucun transparent (sa conférence devait nécessairement finir 5 minutes plus tard) quand une personne de l'organisation s'est approchée de lui pour lui dire que la personne de la cabine attendait le mot clé "next" pour mettre un transparent. Lions aussitôt dit : "next, next, next, next, next, next" pour arriver de cette manière au sixième transparent. Toute la salle a salué sa réponse et il a reçu, avant même d'avoir conclu, des applaudissements enthousiastes.
J'ai parlé avec lui au téléphone fin février. Il m'a
informé de la mort de Pierre Faurre et nous avons commenté celle de
Philippe Benilan qui l'avaient beaucoup affecté, mais il avait encore de
l'espoir et m'a parlé encore de choses à faire dans un futur
proche qu'il n'a pas eu l'opportunité de vivre.
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Témoignage parus dans
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This memory has been published in
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MATAPLI 66 (octobre 2001) pages 17-41.
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