Jacques-Louis Lions et les mathématiciens italiens, par Enrico Magenes


Je pense que la première rencontre de J.-L. Lions avec les mathématiciens italiens eut lieu en mai 1954, à l'occasion du Colloque sur les Équations aux dérivées partielles de Bruxelles. Dans ce colloque, Mauro Picone avait proposé un problème ouvert en théorie de l'élasticité. Lions a donné tout de suite la réponse au problème et Picone a été heureux de publier son article dans les Annali di Matematica pura e applicata (volume XLI, 1955).

Mais la rencontre vraiment déterminante s'est produite à Nice l'été 1957, à la Réunion des Mathématiciens d'expression latine, lorsque Guido Stampacchia et moi avons eu l'occasion de connaître Lions et de nous lier d'amitié avec lui, à cause d'intérêts scientifiques communs et d'expériences de vie. Stampacchia et moi voulions connaître et faire connaître en Italie les résultats sur les distributions et sur les équations aux dérivées partielles de l'école de Laurent Schwartz. Sur notre invitation, Lions est venu à Gênes au mois d'avril 1958 donner une série de conférences sur les problèmes mixtes au sens de Hadamard, qui ont été publiées par Luigi Amerio dans les Rendiconti del Seminario Matematico e Fisico di Milano (volume XXVIII, 1959).

Depuis cette année là, les rencontres entre Lions et les mathématiciens italiens sont devenues très fréquentes. Il a donné des conférences et des cours dans de nombreux Instituts de mathématiques universitaires (Gênes, Pavie, Milan, Rome, Naples,...), à la Scuola Normale Superiore di Pisa, à la Sissa (Scuola Internazionale Superiore di Studi Avanzati) à Trieste, au Cime (Centro Internazionale Matematico Estivo), à l'Iac (Istituto per le Applicazioni del Calcolo) à Rome, institut du Cnr (Consiglio Nazionale delle Ricerche) italien, à l'Accademia Nazionale dei Lincei à Rome, à l'Istituto Lombardo - Accademia di Scienze e Lettere à Milan, et à l'Ian (Istituto di Analisi Numerica) du Cnr à Pavie. A propos de l'Ian, il faut rappeler qu'il a suivi son activité et l'a fait bénéficier de ses conseils en tant que membre du Conseil scientifique, depuis la création de cet Institut en 1970 jusqu'en 1992.

Encore l'année dernière, alors qu'il était déjà malade, il a donné un cours intitulé Mathematical modeling à l'Université de Pavie. Partout ses exposés étaient très clairs et actuels et il proposait toujours des problèmes ouverts.

Il avait accueilli en France, pour travailler avec lui ou avec ses collaborateurs, de nombreux jeunes mathématiciens italiens, qui se souviennent tous de lui avec admiration et reconnaissance. Pour ne citer ici que les chercheurs provenant de Pavie, je rappellerai C. Baiocchi, F. Brezzi, P.L. Colli, V. Comincioli, G. Geymonat, L.D. Marini, A. Quarteroni, A. Visintin... Mais la liste de tous les chercheurs italiens accueillis par Lions est bien plus longue.

Il a travaillé avec G. Stampacchia sur les inéquations variationnelles et avec G. Prodi sur les équations de Navier-Stokes. Avec E. De Giorgi il était lié non seulement par des intérêts scientifiques, notamment sur le calcul des variations et sur l'homogénéisation dans les Edp, mais aussi parce qu'il avait pour lui une grande amitié qui s'est en particulier manifestée quand De Giorgi est tombé malade.

Finalement, c'est avec une profonde émotion que je veux rappeler ici notre collaboration, qui a été pour moi une source inestimable d'idées, dont je lui serai toujours très reconnaissant. Elle a commencé en 1958 et s'est poursuivie surtout dans les années 1958-1972, quand nous avons étudié les problèmes aux limites non homogènes pour les edp linéaires, et ensuite au sein du Conseil scientifique de l'Ian ; mais encore dans les derniers mois, nous avons réfléchi ensemble sur un problème de régularité pour les solutions d'une équation intégrodifférentielle linéaire qu'il avait posé.

À propos de notre collaboration, permettez-moi aussi de rappeler un épisode. Après avoir terminé notre troisième article sur les problèmes elliptiques, nous nous sommes aperçus d'une faute. En gros, la faute était la suivante : nous avions pensé que le prolongement par zéro en dehors d'un ouvert régulier Omega de Rn était continu de H1/20(Omega) dans H1/2(Rn), ce qui n'est pas vrai. Découvrir une faute dans un de ses propres papiers n'est pas une chose agréable, mais nous nous sommes rappelés ce que Renato Cacciopoli disait, avec son esprit napolitain : la seule façon sûre de ne pas faire de faute, c'est de ne rien faire du tout ! En tous cas, la réaction de Lions et la rapidité avec laquelle il a surmonté la difficulté, en proposant d'introduire l'espace H1/200(Omega) (c'est-à-dire l'interpolé d'ordre 1/2 entre H10(Omega) et L2(Omega)), ont été pour moi étonnantes.

Évidemment pendant toutes ces années nous nous sommes rencontrés de nombreuses fois (à Nancy, à Paris, à Grasse, à Gênes, à Pavie,...). Ceci a rendu encore plus profonde notre amitié qui s'est étendue à nos familles.

J'ai voulu insister sur notre collaboration pour montrer que j'ai eu la possibilité de connaître à fond les qualités intellectuelles et humaines de Lions, ses manières simples, son engagement et son énergie dans le travail, sa rapidité d'intuition et de décision, son ouverture vers les nouvelles idées et les nouveaux problèmes, dans un cadre qui s'est élargi de plus en plus avec le temps, même en dehors des Mathématiques, son amour pour la liberté et son respect pour les opinions des autres. Et j'ai pu aussi constater sa disponibilité à collaborer avec tous les mathématiciens et les hommes de science, indépendamment de leur tradition culturelle, ainsi qu'avec les institutions scientifiques de tous les pays, que ce soit de pays d'ancienne tradition ou de pays en voie de développement.

Nous avons perdu non seulement un grand mathématicien mais aussi un grand homme.


Témoignage parus dans This memory has been published in MATAPLI 66 (octobre 2001) pages 17-41.