Les 3 composantes "magiques" d'une carrière exceptionnelle : mathématiques, applications industrielles et politique scientifique, par Jacques Periaux.


J.L. Lions nous a quittés le 17 mai 2001.

Jusqu'à quelques semaines avant son décès, il a assumé ses innombrables responsabilités professionnelles dans la droite ligne d'une carrière exceptionnelle et exemplaire aussi bien sur le plan de la recherche que des responsabilités au plus haut niveau dans les services publics et privés.

Je souhaite raconter, en tant qu'ingenieur de Dassault Aviation, trois anecdotes vécues ayant influencé de façon significative ma propre carrière académique et industrielle, impliquant mathématiques, applications industrielles et politique scientifique.

1) Les méthodes de décomposition de domaines pour la résolution des Edp et les mathématiques

J.-L. Lions était fortement attiré par les challenges industriels : je l'ai rencontré au début des années 80 dans un train revenant de Bruxelles, lui revenait de la Commission, moi de l'Institut Von Karman. Il me demanda comment allaient mes calculs 3-D autour des avions ? Difficilement, lui répondis je à cause de la taille importante des systèmes non linéaires à résoudre. Il me suggéra alors tout simplement de découper le grand domaine de calcul autour de l'avion en sous domaines et d'utiliser la méthode de Schwarz de 1860 pour le raccord des équations aux dérivées partielles de type elliptique. Quelques années après naissait la Conférence sur les méthodes de décomposition de domaines lancée à Paris avec succès en 1987, qui depuis a parcouru le monde, et qui en 2001 en sera à sa 14ème édition à Mexico. Ce sujet l'a beaucoup motivé et inspiré dans le cadre des ordinateurs parallèles, et aura été l'un de ses tout derniers sujets (cf. sa note Cras du 7 février 2001 avec F. Brezzi et O.Pironneau intitulée : Analysis of a chimera method).

2) La théorie du contrôle et les applications industrielles

Eccomas 2000 fut l'un des derniers grands congrès auquel il assista et participa en septembre dernier. Le professeur Onate était le chairman de cette conférence internationnale de 1500 personnes et JLL devait donner "the mathematical introductory lecture". Le titre de sa conférence était "The control of everything". Le nombre de participants était tel que deux amphithéatres étaient nécessaires ainsi qu'une synchronisation des transparents via un opérateur dans les 2 salles séparées. Il comprit après quelques minutes que le système de projection ne fonctionnait pas et décida sur le champ de faire sa conférence sans ses transparents en concluant que finalement il existait encore des processus qu'il ne contrôlait pas encore. Sa présentation "sans filet" et sa spontanéité lui valurent de longs applaudissements de l'auditoire. JLL aimait beaucoup les "jokes" et gardait toujours sa bonne humeur dans les situations difficiles ... Les retombées de ses recherches sur la théorie du contrôle devaient influencer de façon significative les applications industrielles aéronautiques développées avec mes collaborateurs, R. Glowinski et O. Pironneau en aérodynamique numérique (contrôle des Edp non linéaires modélisant les écoulements transoniques de fluides parfaits et visqueux) et en électromagnétisme numérique (capture des solutions périodiques de Maxwell en régime harmonique par contrôlabilité exacte inspirée de la méthode Hum).

3) Techniques de décentralisation et politique scientifique

J.L. Lions avait écrit en 1978 un article en collaboration avec A. Bensoussan et R. Temam (collection Dunod) sur les techniques de décentralisation et de coordination dans le cadre des fréquentes rencontres scientifiques franco-russes de l'époque. Les modèles de jeux de type Pareto et Nash y étaient décrits de façon mathématique et les applications nombreuses en économie, à une époque où les ordinateurs parallèles distribués n'existaient pas encore. J.-L. Lions me suggéra récemment d'utiliser -et d'ameliorer- l'équilibre de Nash pour la résolution d'Edp par décomposition de domaines. Il devait faire en septembre 1999 une présentation de notre travail à la conférence Cedyap, organisée par l'Université de Las Palmas de Gran Canaria, en Espagne. Mais, en raison d'un empêchement, il me demanda à la dernière minute de faire cette présentation. Je devais par la suite utiliser la théorie des jeux (Nash en particulier) dans la conception multidisciplinaire de formes aérodynamiques par algorithmes évolutionnaires mais ... nous n'avons pas eu le temps de terminer la note Cras en cours. Il était très difficile de suivre J.-L.. Lions dans ses déplacements ...

Il existe beaucoup d'autres histoires fascinantes et profondément humaines vécues avec J.-L. Lions pendant les cinq dernières années de sa vie. Sa vision, son esprit de décision rapide et son charme m'ont permis tout au long de cette période de mieux comprendre la complexité des interfaces mathématiques appliquées/industrie combinées de façon subtile à la politique scientifique internationale.

J.-L.Lions me laissera le souvenir d'un être exceptionnel, fascinant, modeste, compétent, chaleureux et extraordinairement humain.

Il arriva deux jours en avance -pendant le week end - à Las Palmas et je le retrouvai dimanche soir, la veille de la conference. Il m'apprit alors qu il devait regagner Paris immediatement ou il devait assister le lendemain a une reunion importante dans le cadre du Comité 2000 qu il présidait. Il me demanda alors de faire la présentation de notre papier et disparut avant même le debut de la Conference.


Témoignage parus dans This memory has been published in MATAPLI 66 (octobre 2001) pages 17-41.