Jacques-Louis Lions en action, par O. Pironneau


J'ai rencontré Lions en 1973 dans le train auto-couchette Saint Raphaël - Paris. Le train était en panne, je l'avais croisé au restaurant avant d'embarquer (il avait été mon professeur a l'X). J'étais à Cambridge en post-doc et j'appliquais le contrôle optimal à la mécanique des fluides ; j'avais donc étudié son livre sur le contrôle et j'avais écrit un papier dans son formalisme. Je prends mon courage à deux mains et je vais me présenter. Il me pose mille questions sur les mathématiques en Angleterre, il prend mon papier, on discute encore. Une semaine plus tard, je reçois une lettre d'embauche à l'Iria et une invitation au mini-colloque franco-anglais avec tous les noms que je lui avais donnés. Bleuffé, je l'étais!

A l'Iria je n'ai pas travaillé avec lui, il venait juste voir ce que je faisais, dubitatif d'ailleurs, il a dû avoir quelques frayeurs. Heureusement, Glowinski et moi avons fait quelques bons coups qui m'ont rattrapé ensuite. En 1979 Lions était directeur de la recherche à l'Iria. Il y eut une attaque politique lancée par quelques idiots jaloux qui s'étaient faufilés très haut jusqu'aux ministres pour neutraliser cette étoile montante en décentralisant l'Iria. Coup de chance, j'avais un copain de promotion dans un ministère qui travaillait sur le dossier et qui a vu la stupidité de la manoeuvre. On se téléphonait deux fois par jour, je passais immédiatement les informations à Lions et il savait d'avance ce que les ministres allaient lui proposer ; le résultat fut splendide, du pur Lions: l'Iria devint l'Inria, on créait la branche de Sophia Antipolis, et l'Institut doublait en taille.

Plus tard, il me demanda de m'occuper de l'international à l'Inria. Je n'ai pas fait une belle performance, le boulot m'ennuyait à mourir. Lions ne m'a pas jeté, peut-être voyait-il que je faisais un effort. Je n'ai jamais vu Lions vindicatif. Dans le fort de la lutte Iria/Inria, il y avait un énarque à la botte du ministère qui a vraiment fait de son mieux pour torpiller le projet Lions. En privé un jour il m'a dit en riant "tu vas voir, on va lui mijoter une mutation au Cap Vert..." ; évidement il n'en a rien fait. Avant de partir au Cnes, Lions était vraiment très très occupé. L'Inria avait une croissance exponentielle, les premières machines parallèles, les Vlsi... Arrive sur mon bureau un dossier de moyenne importance, j'hésite à transmettre. Lions le prend avec une avidité vorace. N'importe qui aurait dit stop, mais Lions c'était comme les feux de grande taille, l'eau les ravive. Là je me suis demandé un quart de seconde si j'avais un homme en face de moi.

Une fois je l'ai vu un peu bas. Après toute l'énergie passée dans un projet Cnes/Esa, les allemands lachent le projet (réunification = plus d'argent), Lions monte à l'attaque : pas de problème, la France peut payer. Mais le ministre n'est pas d'accord, "il m'a laché", me dit-il un peu triste.

Président de l'Académie des sciences le lundi, conseiller chez Dassault le mardi, chez Thomson multi-média le mercredi, chez Rhone-Poulenc le jeudi, au Collège de france le vendredi, il tient sur la brèche, par fax, un nombre impressionnant de personnes qui tous pensent que Lions est à temps plein seulement sur leur problème. Il connaît tout le monde au gouvernement ; Chirac l'aime bien, Allègre l'aime bien, tous le respectent. On a voyagé partout, pour faire connaître la technique française, Chili, Abu-Dhabi, Japon... Décalages horaires obligent, on fait des papiers de 2 heures à 7 heures du matin. Moi je dors pendant la conférence bien sûr, mais pas Lions évidemment, toujours alerte. Il n'aimait pas dormir et d'ailleurs 4 heures lui suffisaient, et sa recette : ne jamais quitter la science : la politique, l'administration, l'industrie, oui mais en plus! Il a pensé dire plus d'une fois à son interlocuteur :"vous comprenez, je vous propose cela, mais je suis totalement désinteressé, et si vous n'en voulez pas, je retourne à mes théorèmes, pas de problème". Je lui ai demandé un jour pourquoi il n'avait pas accepté le poste de ministre qu'on lui avait proposé : "après c'est dur, quand c'est fini, qu'est ce qu'on fait?". La retraite, c'etait pas pour Jacques-Louis Lions!


Témoignage parus dans This memory has been published in MATAPLI 66 (octobre 2001) pages 17-41.