J.-L. Lions et le début de l'analyse numérique des edp en France, par Pierre-Arnaud Raviart


Je voudrais évoquer ici le rôle essentiel qu'a joué J.-L. Lions dans le développement de l'analyse numérique des équations aux dérivées partielles dans les années 60 en France. J'étais alors jeune ingénieur aux Études et Recherches de l'Electricité de France et le problème à la mode y était le calcul des réacteurs nucléaires : il s'agissait de résoudre un problème spectral pour une équation de diffusion à coefficients discontinus. Nous ne savions que peu de chose sur ce sujet et à l'occasion de la première école d'été d'analyse numérique Cea-Edf, R. Varga et J. Douglas Jr étaient venus nous initier à l'analyse numérique des edp. J.L. Lions y avait été invité à donner quelques conférences qui tranchaient sur les cours principaux : il y avait parlé de formulation variationnelle des problèmes aux limites elliptiques et introduit une méthode "bizarre" de différences finies variationnelles utilisant des croix, appelées depuis par les "afficionados" "croix de Lions". Pour plusieurs d'entre nous, cela avait été une révélation de voir comment une approche venue des mathématiques "pures" pouvait conduire à des méthodes numériques. C'était une leçon que nous n'oublierions pas.

Je rejoignai ensuite la cohorte des thésards de J.L. Lions. Nous fréquentions assidûment son séminaire qui se tenait à l'Institut Blaise-Pascal du côté du métro Stalingrad et nous lisions la thèse de J. Céa qui nous tenait lieu de bible à propos de ces fameuses croix de Lions. C'est au séminaire Lions de Blaise Pascal que s'est essentiellement formée la première génération de numériciens des edp. Il y soufflait un esprit de curiosité et d'émulation que je n'ai retrouvé que rarement par la suite. Très vite, J.L. Lions nous avait révélé les joies des problèmes non linéaires, et la puissance de la méthode de compacité tout en mettant l'accent sur les applications (équations de Navier-Stokes incompressibles...). Dès ces années 60, J.L. Lions nous avait fait comprendre qu'il n'y avait pas de frontière entre préoccupations théoriques, méthodes de simulation numérique et applications.

Arrivait ensuite le jour où nous soutenions notre thèse et où J.L. Lions nous accordait la distinction suprême : il nous tutoyait désormais. Nous nous sentions maintenant de plein pied avec lui et une collaboration amicale démarrait...

C'est au cours de cette période des années 60 que furent établis les fondements de l'école française d'analyse numérique des edp. Lorsque vint l'ère des éléments finis puis celle des méthodes spectrales, il fut relativement facile d'appliquer l'approche variationnelle dont J.L. Lions nous avait donné les clés. Ainsi les éléments finis et les éléments spectraux apparaissent comme les successeurs des croix de Lions dans l'arbre de "l'évolution des espèces".

Bien entendu, la contribution de J.L. Lions s'exerçait aussi dans d'autres domaines mais ceci est une autre histoire ...


Témoignage parus dans This memory has been published in MATAPLI 66 (octobre 2001) pages 17-41.