L'alpha et l'oméga, par Antoinette Theis


``Bonjour Madame, vous allez bien ? Nous avons besoin de vous, nous sommes assez désorganisés en ce moment... vous connaissez l'anglais ? Au fond, la meilleure chose, c'est de commencer, n'est-ce pas ? Et puis, il y a ici une excellente cantine, on y mange très bien !''

C'est ainsi que je fis la connaissance du ``Professeur'', à l'Iria, en mai 1971. Silhouette svelte, large sourire auréolé de cheveux blancs et une ferme poignée de mains, aussi simple et directe que son ``bonjour''.

Cette poignée de mains, solide et chaleureuse, inspirait le respect et la confiance, incitant chacun -et moi la première- à donner le meilleur de lui-même. ``Je vous ai apporté beaucoup de travail, il y a des choses prioritaires'' disait-il en arrivant tôt le matin : une journée comblée, mais malgré l'abondance de la tâche et grâce à son sens rigoureux de l'organisation, à midi, tout était terminé, des priorités, s'entend.

Laboratoire d'Analyse Numérique, à Paris VI, dont il était là aussi le Directeur, cours à l'X tous les lundis, séminaire du vendredi auquel tous accouraient, écoles d'été, d'hiver, colloques et conférences, en France comme à l'étranger : tout cela n'était qu'un début... Être au coeur de toutes ces relations, de la réciprocité qui s'en suivait fut pour moi une très grande chance et m'ouvrit des horizons, disons, tridimensionnels. Mais ma plus grande chance fut certainement de pouvoir travailler pour Monsieur Lions, le ``big boss'' pour les uns, ``in short'' JL2 pour les autres.

Une information complète, toujours étayée par deux niveaux de vérification, une confiance éclairée et une énorme puissance de travail étaient les bases de cet optimisme enthousiaste qui allait à l'essentiel : ``sans perdre de temps'', sans revenir en arrière ! ``On va avancer'' répétait-il souvent, mais ``une difficulté après l'autre !''.

Maîtrise du temps, par son aptitude à ``se mettre immédiatement au travail'', que ce soit dans le concret du quotidien, par cette réponse manuscrite annotée en marge de la demande et aussitôt fléchée JL2 -> Untel, jusqu'à ce temps privilégié pour l'étude et la réflexion, et surtout temps consacré à la recherche, à la discussion, souvent assorti de grands éclats de rire entre collègues ; finalement, temps pour la décision, mûrie, sans jamais être cassante, dans un style personnel, souple et persuasif, inimitable, dont sa signature témoignait bien.

Une maîtrise de soi, dans le plus grand respect et l'écoute de l'autre, attentif à ce qu'il allait lui apprendre, qu'il fut jeune chercheur ou collègue chevronné, ceci dans la plus grande ouverture d'esprit, notant au passage, d'une fiche à l'autre, c'est-à-dire de la poche droite à celle de gauche, ses remarques ou ses réactions. Étonné, admiratif bien souvent, sans toutefois jamais être dupe... mais, attention, courroucé aussi devant une mauvaise volonté flagrante ou, pire, par des résultats usurpés : ``c'est de la malhonnêteté intellectuelle, je saurai m'en souvenir !'' ``Au coup d'oeil du vétérinaire'', il savait parfaitement jauger les uns et les autres, ajoutant ``mais je peux me tromper''.

Son charisme et la chaleur de sa personnalité, ses qualités de droiture, de rigueur morale et, valeur surprême, de modestie, étaient le sésame de tant d'amitiés.

Alors, aussi, comment traduire autrement que par ``affection'' tout cet élan des élèves vers le maître, au soir de son élection à l'Académie des Sciences, lorsque, tous réunis au ``Labo'' pour le fêter, ils firent cercle autour de lui : ``il faut continuer, nous sommes sur la bonne voie, allez vers les problèmes nouveaux...''. Écoute combien attentive, pistes pour l'avenir, encouragements, toute ``l'école de Lions'' était là, forte de sa conviction, de sa méthode, de son enthousiasme.

Cours au Collège de France, dont la Leçon inaugurale fin 1973 entrait déjà dans le vif du sujet, nombre impressionnant d'articles et de livres, tant de Grands Prix décernés ! Docteur Honoris Causa de tant d'Universités et membre de tant d'Académies prestigieuses !

Pense-t-on aux responsabilités qui lui furent confiées ? Partition de l'Iria : ce qui aurait pu ressembler à un naufrage, fut une occasion extraordinaire de créer l'Inria, dans une perspective hardie et habile de vocation nationale, inaugurant le nouveau pôle de recherche de Sophia-Antipolis, dont les plans déployés sur la table de mon bureau furent discutés et réalisés en un temps record. Direction collégiale : ``dessinez-moi un camembert'', réfléchissant au nouvel organigramme de l'Institut, aux responsabilités réparties, efficaces, budgets renforcés au vu des résultats des rapports d'activité, confiance des autorités de tutelle, quel pilotage !

Secrétaire de l'UMI de 1975 jusqu'en 1983, il exerça des prodiges de diplomatie, face à face délicats au plus chaud de la guerre froide, Congrès d'Helsinki, de Varsovie, avec les péripéties que l'on sait ; impulsion décisive donnée à la Cde (Commission pour les Échanges et le Développement) rejoignant son souci de toujours aider les jeunes talents, préoccupation qui prit d'ailleurs beaucoup d'autres aspects... Il croyait à la vitalité des échanges, à la vertu des réciprocités, même si, bien souvent, c'était lui qui enclenchait le processus : ``je crois que nous avons trouvé là le bon interlocuteur !'' Inde, pays africains, Sud-Est asiatique, Chine(s) ``oh la la !'', Corée, Amérique latine, il les avait tous visités et noué tant d'attaches solides et cordiales.

Aux quatre coins du monde, oui, presqu'une épopée : comment faisait-il pour être omniprésent ? Toujours joignable, ``je ne suis pas là, mais vous êtes là'', disait-il en partant, plages horaires définies, courrier prêt, remis dès l'aéroport et qui réapparaissait le lendemain de son retour, annoté, avec les ``lettres de château'' qui n'oubliaient personne !

Fin 1984, Président du Cnes, il prit aussitôt la mesure de cet Établissement et de l'enjeu que représentait l'Espace pour la France et pour l'Europe. Ce fut une ``mise en orbite'' passionnante : la première ``photo'' Spot, les lancements successifs d'Ariane et cet échec, double, à la suite duquel il exigea que tous les calculs soient complètement revus et refaits. Un an d'interruption peut-être, mais la volonté d'être fiable, de ne laisser aucune place à de l'à-peu-près, la concurrence est sévère ! L'enthousiasme pour les projets à défendre : ``l'Informatique et l'Espace, les deux chances de la France'', le ``coup de coeur'' pour la Guyane et sa mise en valeur, ``sommets'', avec les capitaines d'industrie pour faire avancer les projets en cours... !

Encore... ? 1990, élu Président de l'Umi, il eut à aborder le ``tournant du siècle''. ``Il faut que l'on s'y prépare, mais que faire ?'' À cette question qui le préoccupait visiblement, la réponse fusa, un 14 juillet... : ``nous allons proclamer l'an 2000 Année Mondiale des Mathématiques !'' Rien que cela ! D'où grand branle-bas quasi-planétaire pour que l'idée, présentée par la France et déjà structurée en quatre points essentiels, trouve échos, appuis et relais, avec une attention toute particulière aux pays en voie de développement, ``la priorité des priorités'' !

Des débuts de l'Informatique et de l'Espace au couronnement de la Présidence de l'Académie des Sciences, le regard tourné vers le XXIème siècle par le Comité 2000 qui lui fut confié, quel gigantesque parcours, quel débordement d'activités et combien de voies nouvelles explorées !

``Lorsque je serai vieux mandarin'', disiez-vous un jour, mi-plaisantant, mi-songeur, ``peut-être écrirai-je des préfaces''... Vous n'êtes pas devenu vieux mandarin, auriez-vous su l'être ? mais vous avez écrit une oeuvre, considérable, de science et d'humanité. Vous ne terminiez jamais le moindre mot sans ajouter : ``Merci pour votre aide''... mais c'est moi qui vous remercie, Monsieur Lions, avec une très grande gratitude et une immense émotion, pour tout ce que j'ai appris de vous, au cours de ces longues années : je vous en suis infiniment reconnaissante, car, moi aussi, j'ai été votre élève...


Témoignage parus dans This memory has been published in MATAPLI 66 (octobre 2001) pages 17-41.