Jacques-Louis LIONS

1928-2001


Jacques-Louis Lions naquit à Grasse, ville réputée pour ses parfumeries et pour le charme de son vieux quartier provençal.

Dès la fin de 1943, il eut malgré son jeune âge l'audace et le courage de rejoindre la Résistance, comme Combattant des FFI (Forces Françaises de l'Intérieur). Il eut aussi le bonheur d'y rencontrer Andrée, son épouse et sa compagne de toujours.

Leur fils Pierre-Louis, qui naquit en 1956, fut également distingué par la bonne fée des Mathématiques. Cette grâce lui valut notamment de recevoir la Médaille Fields au Congrès International des Mathématiciens de Zürich en 1994, à la grande joie de ses parents, tous les deux présents pour cette occasion unique.

Dès l'âge de 19 ans, Jacques-Louis Lions fut reçu à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm, où il eut notamment pour condisciple Bernard Malgrange. Engagés par le CNRS pour y préparer une thèse, ils partirent ensuite tous les deux à l'Université de Nancy, où se trouvait leur directeur de thèse Laurent Schwartz, tout auréolé du prestige de la Médaille Fields qu'il venait de recevoir en 1950 pour sa théorie des distributions.

Après avoir soutenu sa thèse en 1954, Jacques-Louis Lions commença sa carrière universitaire en province, comme c'était alors l'usage. C'est ainsi qu'il fut professeur à l'Université de Nancy de 1954 à 1962.

Bien loin de l'absorber, ses remarquables travaux mathématiques de l'époque lui laissèrent tout loisir de prendre conscience des immenses possibilités qu'ouvrait le calcul scientifique alors naissant, et des applications industrielles qu'il permettait d'aborder sérieusement pour la première fois. Ce souci permanent des applications, qui allait le guider toute sa vie et devenir l'un des aspects les plus exceptionnels de sa carrière, se concrétisa en 1958 lorsqu'il devint ``conseiller scientifique'' auprès de la SEMA (Société d'Études en Mathématiques Appliquées) dirigée par Robert Lattès, reçu un an après lui à l'École Normale Supérieure.

Alors que cette attitude paraît banale aujourd'hui, il faut souligner au passage tout le mérite et le courage qu'il y avait alors à l'adopter. C'était en effet une époque où les ``applications'' des mathématiques étaient très loin de susciter l'enthousiasme qu'elles soulèvent aujourd'hui !

Après Nancy, il fut nommé en 1962 à l'Université de Paris, où il créa très vite un ``Séminaire d'Analyse Numérique'', discipline à peu près inconnue à l'époque. Ce séminaire se réunissait chaque semaine, d'abord dans une pièce en sous-sol de l'Institut Henri Poincaré, puis dans les locaux légèrement vétustes de l'Institut Blaise Pascal, situé rue du Maroc au Nord de Paris. Lorsque l'Université de Paris se scinda en treize universités distinctes, il choisit la sixième, qui devait plus tard devenir l'Université Pierre et Marie Curie. Deux de ses actions majeures y furent la création du Laboratoire d'Analyse Numérique (après avoir été installé pendant trente ans à Jussieu, ce laboratoire est installé depuis 1999 rue du Chevaleret, près de la Place d'Italie) et celle d'un DEA (Diplôme d'Etudes Approfondies) d'Analyse Numérique. Ce DEA, qui a formé un nombre considérable de mathématiciens appliqués, en poste aujourd'hui dans l'université, le CNRS, ou l'industrie, n'a jamais cessé depuis de connaître une grande notoriété. Il est aujourd'hui l'un des plus beaux fleurons de ``l'École Doctorale de Sciences Mathématiques de Jussieu-Chevaleret'' dirigée par Yvon Maday.

En 1973, Jacques-Louis Lions eut à l'âge de 45 ans l'insigne honneur d'être élu simultanément au Collège de France et à l'Académie des Sciences. Au Collège de France, où il fut pendant vingt-cinq ans titulaire de la chaire ``Analyse Mathématique des Systèmes et de leur Contrôle'', ses cours, renouvelés chaque année comme le veut la tradition, furent toujours suivis par un nombreux public, où se retrouvaient non seulement ses anciens élèves, mais aussi les élèves de ses élèves ! De même, le ``Séminaire de Mathématiques Appliquées'' qu'il anima jusqu'en 1998, d'abord avec Jean Leray puis avec l'assistance de Haïm Brezis pendant de nombreuses années, devint rapidement une ``institution''. Autour des conférenciers les plus prestigieux, tels que John Ball, Peter Lax, Andrew Majda, Louis Nirenberg, Olga Oleinik, Mark Vishik, et bien d'autres, cet événement réunissait en effet chaque vendredi après-midi non seulement un grand nombre de mathématiciens appliqués de la région parisienne, mais aussi de nombreux collègues français ou étrangers de passage à Paris.

De 1966 à 1986, il fut Professeur d'Analyse Numérique à l'École Polytechnique, où il créa de toutes pièces un cours magistral, qui le fut effectivement dans les deux sens du terme ! Puisque c'est la règle à l'École Polytechnique, il rédigea également un cours écrit, qui était révolutionnaire pour l'époque. C'était en effet une somme où, avec sa pédagogie naturelle, Jacques-Louis Lions décrivait et démontrait à peu près tout ce que l'on connaissait à l'époque sur l'analyse numérique des équations aux dérivées partielles, qu'on approchait alors essentiellement par des méthodes de différences finies. Deux appendices, dus à Jean Céa et Pierre-Arnaud Raviart (ses deux premiers élèves), traitaient de l'optimisation et de l'analyse numérique matricielle. Un mystère demeure d'ailleurs sur la première version de ce cours écrit, qui était en effet affectueusement connu sous le nom de ``Diplodocus'', mais sans que personne, y compris son auteur semble-t-il, n'ait jamais vraiment su pourquoi !

Mais ces activités essentiellement ``universitaires'', qui auraient dû normalement occuper tout son temps, ne lui suffisaient pas !

C'est ainsi qu'il fut Président de l'INRIA (Institut National de Recherche en Informatique et Automatique) de 1980 à 1984, et c'est peu dire qu'il y laissa une marque profonde. Tout d'abord, grâce à son incroyable talent d'organisateur, il ne lui fallut que quelques semaines pour réorganiser et rajeunir en profondeur l'organigramme et les objectifs de cet organisme, en introduisant en particulier la notion de ``projet'', rassemblant une équipe clairement identifiée avec des objectifs donnés sur un thème précis.

Pendant ses quatre années de présidence, il encouragea les chercheurs de l'INRIA à créer ce que l'on appellerait aujourd'hui des ``start-ups'' et il initialisa la décentralisation de l'INRIA par la création d'autres instituts semblables, à Sophia-Antipolis et à Rennes. Enfin, il contribua par son prestige personnel, par les équipes qu'il avait su rassembler, et par les nombreuses conférences internationales qu'il y fit organiser, à accroître considérablement la renommée de cet organisme, en France comme à l'étranger.

De 1984 à 1992, il fut Président du CNES (Centre National d'Études Spatiales), où il continua et développa l'action de son prédécesseur, Hubert Curien, qui venait d'être nommé Ministre de la Recherche et de la Technologie. Il apporta à cette tâche non seulement ses éminentes qualités intellectuelles, mais il utilisa aussi tous ses talents de persuasion intelligente auprès des pouvoirs publics, afin de les convaincre du bien-fondé des orientations qu'il préconisait. C'est ainsi qu'il joua un rôle majeur dans l'élaboration du programme spatial franco-américain d'océanographie ``Topex-Poséidon'', nom du satellite dont les observations permirent enfin de comprendre cet événement climatologique majeur appelé ``El Niño''. De la même façon, ses interventions furent décisives dans les négociations franco-russes qui permirent aux astronautes français Jean-Loup Chrétien et Michel Tognini de participer à des missions spatiales habitées.

Si sa présence à l'Académie des Sciences fut assez discrète pendant longtemps, il fit par contre retrouver une seconde jeunesse à la noble compagnie du quai de Conti lorsqu'il en devint président en Janvier 1997, fonction qu'il occupa pendant deux ans, comme c'est la règle. Dès sa prise de fonction, il fut chargé par le Président de la République Jacques Chirac d'élaborer un ambitieux document faisant le point sur les trois questions suivantes : L'accès de tous à la connaissance et le traitement informatique du savoir, la connaissance de la planète et le cadre de vie, la compréhension du vivant et l'amélioration de la santé de chacun. Il se mit immédiatement à l'ouvrage, constitua et présida un ``Comité 2000'' chargé de préparer les réponses à ces questions et, malgré l'ampleur de la tâche, parvint à respecter l'échéance.

Le 25 Janvier 2000, il remettait en effet au Président de la République le document que celui-ci lui avait demandé, lors d'une cérémonie où il réussit de surcroît l'exploit de faire inviter au Palais de l'Elysée l'ensemble des Membres et Correspondants de l'Académie des Sciences, une ``première'' en l'occurrence !

Mais ses actions à la Présidence de l'Académie ne se limitèrent pas au Comité 2000. Il intervint en effet à de nombreuses reprises pour faire avancer l'idée de la nécessité d'une réforme, dont le principe est acquis aujourd'hui. Il joua également un rôle primordial dans la création, sans cesse souhaitée mais toujours reportée, d'une Académie des Technologies. Cette descendance logique du Comité des Applications de l'Académie des Sciences vit le jour le 12 Décembre 2000.

Comme l'illustrent ses présidences de l'INRIA et du CNES, il fut un artisan exceptionnel du rapprochement entre la recherche ``universitaire'', souvent coupée des réalités, et la recherche ``industrielle'', souvent plus soucieuse d'efficacité à court terme que de rigueur. C'est ainsi qu'il présida les Conseils Scientifiques de très grands organismes publics, tels que la Météorologie Nationale, Gaz de France, France Telecom, ou Électricité de France et qu'il exerça des activités diverses de conseil scientifique au plus haut niveau auprès de très grandes entreprises, telles que Pechiney, Dassault Aviation, ou Elf.

Mais l'influence de Jacques-Louis Lions fut aussi celle d'un ``homme sans frontières''.

Ce fut en effet très tôt un grand voyageur (et aussi un voyageur infatigable !) qui, outre les destinations ``traditionnelles'', telles que l'Europe ou les Amériques, écuma très vite d'autres contrées moins canoniques ! Ainsi, il partait dès 1957 trois mois au Tata Institute de Bombay, ce qui représentait à l'époque une véritable aventure ! Il y bénéficia de la splendeur de l'ancien hotel ``Taj Mahal'' et de l'hospitalité de Kollagunta Gopalaiyer Ramanathan, avec lequel il allait contribuer vingt ans plus tard à la création d'une branche ``appliquée'' du Tata Institute à Bangalore.

Il commença en 1966 la série de ses nombreux séjours en Union Soviétique. Invité de l'Académie des Sciences de l'URSS ou du Centre de Calcul de Novosibirsk, il noua des liens durables avec d'éminents mathématiciens soviétiques, tels que Guri Marchuk, Olga Oleinik, Lev Semenovitch Pontryagin, Ilia Vekua, Mark Vishik, ou Nicolay Nicolayevich Yanenko. L'un de ses mérites à cet égard fut d'avoir considérablement contribué à faire connaître leurs travaux ``à l'Ouest''.

Un voyage qui le marqua fut celui qu'il entreprit en 1975 en Chine, où il fut reçu avec faste à Pékin. Il y fut en particulier impressionné non seulement par les talents mathématiques de Feng Kang, qui avait redécouvert indépendamment la méthode des éléments finis, mais aussi par sa fougue lorsqu'il lui parlait de la ``bande des quatre'' !

Mais ses actions internationales ne se limitèrent pas aux échanges scientifiques ``traditionnels''.

La qualité de ses enseignements et ses talents d'organisateur faisaient en effet de nombreux émules dans les pays qu'il visitait. Ainsi Antonio Valle fut dès les années soixante le premier d'une longue série d'élèves ibériques, qui allaient à leur tour créer aux universités de Malaga, Séville, Saint-Jacques de Compostelle, Lisbonne, ou à l'Université Complutense de Madrid, des départements ou des laboratoires modelés sur le Laboratoire d'Analyse Numérique qu'il avait lui-même créé à l'Université de Paris. De même, il entretint constamment des liens étroits avec l'Istituto di Analisi Numerica del CNR de l'Université de Pavie, dirigé pendant de très nombreuses années par Enrico Magenes et aujourd'hui par Franco Brezzi. Il en présida d'ailleurs longtemps le Conseil Scientifique.

Son prosélytisme éclairé ne se limita pas à l'Europe. Il s'étendit en effet jusqu'en Chine, où il joua un rôle majeur dans la création en 1997 du LIAMA (Laboratoire franco-chinois d'Informatique, d'Automatique et de Mathématiques Appliquées) hébergé depuis par l'Institut d'Automatique de l'Académie des Sciences de Pékin, et dans celle en 1998 de l'ISFMA (Institut Sino-Français de Mathématiques Appliquées), que son directeur chinois Li Ta-tsien a réussi à faire magnifiquement héberger par le Département de Mathématiques de l'Université Fudan de Shanghai.

Il fut aussi Président de l'IMU (International Mathematical Union) de 1991 à 1995. Il eut alors l'idée géniale de proposer en 1992, lors d'une réunion des instances de l'IMU à Rio de Janeiro, que l'année 2000 fût declarée ``Année Mondiale des Mathématiques''. Cette initiative, relayée ensuite avec le succès que l'on sait, aura contribué non seulement à améliorer l'image des mathématiques dans le grand public, mais aussi à soutenir et encourager la recherche mathématique dans les pays en voie de développement.

De la même façon, il apporta un soutien constant aux actions de la Third World Academy of Sciences (TWAS) soit directement, soit par l'intermédiaire de ses collaborateurs. À cet égard, son action en faveur du développement de la recherche mathématique en Afrique fut particulièrement déterminante.

L'oeuvre mathématique de Jacques-Louis Lions est immense. Il écrivit, seul ou en collaboration, plus de vingt livres, dont le plus grand nombre sont devenus des ``classiques'' systématiquement traduits en plusieurs langues étrangères, et plus de cinq cents articles. Les différents thèmes de ses travaux sont brièvement décrits ci-dessous, dans un ordre qui respecte grosso modo leur chronologie.

Il eut, et il aura longtemps encore, une influence considérable sur les mathématiques et leurs applications, non seulement par ses propres travaux, mais aussi par ceux de l'École qu'il a créée autour de lui. Cette école, forte de plus de cinquante élèves (sans compter les élèves des élèves, etc.), jouit en effet en France et à l'étranger d'une très grande notoriété non seulement dans le monde universitaire, mais aussi dans le monde industriel, ce qui est très révélateur de la pertinence des directions de recherche qu'il a suscitées et encouragées.

S'il fallait retenir un fil directeur commun aux travaux de Jacques-Louis Lions, on pourrait dire en simplifiant qu'il s'agit des ``équations aux dérivées partielles dans tous leurs états'' : Existence, unicité, régularité, contrôle, homogénéisation, analyse numérique, etc., sans oublier les applications dont elles sont issues, telles que la mécanique des fluides, la mécanique des solides, l'océanographie, la climatologie, etc.

Les premiers travaux de Jacques-Louis Lions datent des années 1950-1951, années où parurent le livre de Laurent Schwartz sur les distributions et celui de Sergei Sobolev sur leurs applications à la physique mathématique, ainsi qu'un article fondateur de John von Neumann et Robert Richtmyer sur le calcul numérique de la solution de problèmes hyperboliques non linéaires de l'hydrodynamique.

À la lumière de ces travaux, ses premiers objectifs furent une étude systématique des problèmes aux limites linéaires et non linéaires, notamment par un usage constant de la théorie des distributions, ainsi que leur analyse numérique.

À partir de 1954, il collabora de façon très active et noua des relations d'amitié durable avec d'éminents mathématiciens italiens, tels que Enrico Magenes, Guido Stampacchia, Ennio de Giorgi, ou Giovanni Prodi (frère de l'actuel Président de l'Union Européenne). Cette collaboration déboucha notamment sur une analyse systématique des problèmes aux limites posés dans des espaces de Sobolev d'exposants fractionnaires, grâce notamment à la théorie de l'interpolation entre espaces de Banach qu'il avait développée avec Jack Peetre dès 1961. Cette analyse fit l'objet des trois volumes du célèbre traité ``Problèmes aux Limites Non Homogènes'' (1968-1970) qu'il écrivit avec Enrico Magenes. Avec Guido Stampacchia, il développa aussi de 1965 à 1967 les fondements de la théorie des inéquations variationnelles, telles qu'elles interviennent par exemple dans la modélisation de problèmes unilatéraux en élasticité.

Son intérêt pour les applications le conduisit notamment à proposer une première démonstration élégante de l'inégalité de Korn, grâce à un résultat fondamental sur les distributions qui est depuis connu sous le nom de ``lemme de Lions'' (encore qu'il y ait bien d'autres résultats appelés ainsi !). Il a aussi considérablement développé les applications de la théorie des équations ou inéquations variationnelles à la mécanique, en analysant mathématiquement les modèles d'un fluide de Bingham, du frottement, de la visco-élasticité, ou de la plasticité. Ces applications constituent l'essentiel du contenu du livre ``Les Inéquations en Mécanique et en Physique'' (1972) écrit avec Georges Duvaut.

Simultanément, il s'intéressait à l'analyse numérique de ces problèmes. C'était l'époque où l'on prenait conscience des limites des méthodes de différences finies, par exemple lorsqu'il s'agit de traiter des problèmes posés sur des domaines à la géométrie compliquée ou avec des coefficients irréguliers. La méthode des éléments finis était déjà utilisée avec succès par les ingénieurs, mais les mathématiciens ne la connaissaient pas. Pressentant l'intérêt qu'il y avait à discrétiser les formulations variationnelles plutôt que les équations aux dérivées partielles elles-mêmes, Jacques-Louis Lions orienta très vite son groupe de collègues et d'élèves vers l'analyse des méthodes d'éléments finis. Suivit alors une période très fructueuse, à laquelle il contribua lui-même avec un autre ``classique'', ``Calcul Numérique des Solutions des Inéquations en Mécanique et en Physique'' (1976), écrit avec Roland Glowinski et Raymond Trémolières.

Son livre ``Quelques Méthodes de Résolution de Problèmes aux Limites Non Linéaires'' (1969) est une contribution majeure à la théorie des équations aux dérivées partielles non linéaires, qui constitue encore aujourd'hui une source d'inspiration considérable. Jacques-Louis Lions y introduisit de façon systématique les ``méthodes de compacité'', qui interviennent de façon essentielle dans les questions d'existence de solutions pour les équations de Navier-Stokes ou de von Kármán, les ``méthodes de monotonie'' qu'il avait developpées avec Jean Leray, ainsi que les ``méthodes de régularisation et de pénalisation'', qui s'appliquent par exemple à l'équation de Schrödinger ou à celle de Korteweg-de Vries. La presque totalité des résultats contenus dans ce livre était due soit à lui-même, soit à des élèves qu'il avait dirigés, Haïm Brezis et Luc Tartar en particulier.

Une bonne partie des travaux cités jusqu'ici, complétée de multiples généralisations auxquelles ils ont conduit, se retrouve systématisée dans le monumental ouvrage de référence ``Analyse Mathématique et Calcul Numérique pour les Sciences et les Techniques'', dont Jacques-Louis Lions partagea la conception avec Robert Dautray. Cette somme de presque quatre mille pages (1984-1985) est à juste titre considérée comme la version contemporaine du célèbre ``Courant-Hilbert''.

Il s'intéressait aussi aux problèmes ``avec petits paramètres'' et son livre ``Perturbations Singulières dans les Problèmes aux Limites et en Contrôle Optimal'' (1973) jeta les fondements de ``l'analyse asymptotique'' de ces problèmes. Les méthodes et notions qu'il introduisit ou développa alors, telles que les ``estimations a priori'', les ``problèmes raides'', l'analyse mathématique des ``couches limites'', les ``échelles multiples'', etc., allaient se révéler fondamentales par la suite. Par exemple, certaines d'entre elles ont joué ultérieurement un rôle essentiel dans la modélisation des structures, ou des ``multi-structures'', élastiques composées de plaques, de barres, ou de coques, ou de leurs assemblages.

Un autre domaine où les ``petits paramètres'' interviennent naturellement est la modélisation des matériaux composites, d'un usage constant dans l'industrie spatiale par exemple. L'analyse asymptotique correspondante, qui est connue sous le nom de ``l'homogénéisation'', fut abondamment développée et illustrée dans un autre ouvrage fondateur écrit avec Alain Bensoussan et George Papanicolaou, ``Asymptotic Analysis of Periodic Structures'' (1978), où un grand nombre de formules ``empiriques'' utilisées dans la modélisation de diverses structures périodiques étaient pour la première fois justifiées de façon satisfaisante, grâce en particulier à la ``compacité par compensation'' dues à ses élèves François Murat et Luc Tartar et à la ``méthode des fonctions-test oscillantes'' due à Luc Tartar.

En 1958, un travail fondamental de Lev Semenovitch Pontryagin, portant sur le contrôle optimal de systèmes gouvernés par des équations différentielles (il s'agissait alors de contrôler des trajectoires lors de vols spatiaux), avait attiré son attention. Les questions que lui posaient à l'époque les ingénieurs le convainquirent rapidement qu'il convenait d'étendre cette approche aux ``systèmes distribués'', c'est-à-dire ceux dont ``l'état'' est gouverné par des équations aux dérivées partielles. C'est ainsi que Jacques-Louis Lions commença à s'intéresser aux questions de contrôle optimal pour de tels systèmes. Cette préoccupation ne le quittera plus.

Fidèle à son approche de pionnier, il commence tout naturellement par poser les fondements de la théorie générale. C'est l'objet d'un autre de ses livres les plus célèbres, ``Contrôle Optimal de Systèmes Gouvernés par des Équations aux Dérivées Partielles'' (1968), où il introduisit notamment l'équation de Riccati en dimension infinie.

Dans deux livres écrits avec Alain Bensoussan, ``Applications des Inéquations Variationnelles en Contrôle Stochastique'' (1978) et ``Contrôle Impulsionnel et Applications'' (1983), il continue avec le contrôle optimal des systèmes non nécessairement bien posés et celui des systèmes à états multiples, puis avec le ``contrôle optimal stochastique'' et le ``contrôle impulsionnel''.

Après avoir ainsi ``balayé'' tous les aspects du contrôle optimal, Jacques-Louis Lions se tourna vers la ``contrôlabilité'' qui, grosso modo, donne la réponse à une question du type : Comment, à partir d'un état initial arbitraire, faire évoluer un système donné vers un état final donné en un temps fini, en agissant par exemple de façon appropriée sur les conditions aux limites ?

Lors de la prestigieuse ``John von Neumann Lecture'' qu'il donna à Boston lors du congrès de la SIAM en 1986, il introduisit sa célèbre méthode ``HUM'' (Hilbert Uniqueness Method) pour la contrôlabilité ``exacte'' d'équations d'évolution linéaires. La terminologie choisie pour la méthode rappelle que cette contrôlabilité est essentiellement dictée par l'unicité de la solution du problème adjoint, unicité qui résulte par exemple du théorème de Holmgren ou de celui de Carleman.

Cette conférence fut le point de départ de nombreux travaux de Jacques-Louis Lions et de son école. Il publia ainsi coup sur coup trois livres sur le sujet, deux volumes intitulés ``Contrôlabilité Exacte, Perturbations et Stabilisation de Systèmes Distribués'' (1988) et ``Modeling, Analysis and Control of Thin Plates'' (1988) avec John Lagnese, où l'intérêt de cette méthode pour les applications est abondamment illustré par des applications à la théorie des plaques élastiques. En 1995, il démontra aussi avec Enrique Zuazua un résultat de ``contrôlabilité générique'' pour les équations de Stokes en dimension trois : S'il n'y a pas contrôlabilité (``approchée'' en l'occurrence) pour un ouvert donné, alors on peut toujours trouver un ouvert arbitrairement proche pour lequel celle-ci a lieu.

Les travaux ci-dessus illustrent une nouvelle fois son souci constant de considérer de ``vraies'' applications. Il avait aussi celui de développer des méthodes numériques pour la contrôlabilité exacte. Ce qui fut fait dans un très long ``article'', écrit en collaboration avec Roland Glowinski, dont les presque trois cents pages durent être réparties dans deux volumes de ``Acta Numerica'' (1994-1995).

Les derniers travaux de Jacques-Louis Lions, même s'ils s'appliquèrent à d'autres domaines, continuèrent d'être influencés en partie par la méthodologie qu'il avait développée pour les problèmes de contrôle.

C'est ainsi que dès 1990, Jacques-Louis Lions manifeste son intérêt pour la climatologie par son livre ``El Planeta Tierra'', publié directement en espagnol, où il expose de façon magistrale et abordable les problèmes de modélisation, de simulation numérique, de sensibilité aux conditions initiales, etc., que recèle cette discipline, puis par les cours qu'il donna au Collège de France de 1994 à 1998.

Les modèles utilisés en climatologie sont constitués en particulier d'ensembles complexes d'équations aux dérivées partielles, qui incluent les équations de Navier-Stokes et les équations de la thermodynamique. Bien qu'utilisés de façon massive pour la simulation numérique de la prévisison du temps depuis les années soixante, ces modèles n'avaient fait l'objet d'aucune analyse mathématique sérieuse.

Malgré la complexité ``vraiment diabolique'' (comme il la qualifiait lui-même !) de l'ensemble constitué par les équations aux dérivées partielles, les conditions aux limites, les conditions de transmission, les non linéarités, les hypothèses physiques, etc., apparaissant dans ces modèles, Jacques-Louis Lions, en collaboration avec Roger Temam et Shouhong Wang, parvient à étudier les questions d'existence et d'unicité de la solution, à établir l'existence d'attracteurs, et à faire l'analyse numérique de ces modèles. Il réussit même à enseigner ces travaux au tableau noir, une véritable gageure pédagogique !

Dans une série de travaux commencée avec Evariste Sanchez-Palencia en 1995, il développa par ailleurs la théorie des ``problèmes sensitifs'', tels qu'ils apparaissent notammment dans la théorie des coques ``membranaires'' linéairement élastiques. De tels problèmes sont caractérisés par les changements ``brutaux'' que de ``petites'' perturbations, aussi régulières soient-elles, des seconds membres des équations aux dérivées partielles peuvent entraîner sur leur solution. Il se trouve que l'analyse de ces problèmes repose en particulier sur des théorèmes d'unicité de la solution d'équations aux dérivées partielles, analogues à ceux intervenant dans la méthode HUM.

Enfin, dans une série de Notes aux Comptes-Rendus de l'Académie des Sciences, écrites le plus souvent avec Olivier Pironneau et publiées jusqu'en 2001, Jacques-Louis Lions revint à l'analyse numérique, en particulier au calcul parallèle et aux méthodes de décomposition de domaines. Ces sujets l'intéressaient en réalité depuis longtemps, puisqu'il avait déjà fortement contribué à faire avancer le projet d'un calculateur parallèle à l'INRIA dans les années quatre-vingt. Son idée directrice est d'introduire le parallélisme dans le problème continu, plutôt que dans le problème discret. Comme les résultats de ces Notes l'ont montré, cette approche est en fait générale, puisqu'elle s'applique à tout problème que l'on souhaite approcher par une méthode itérative, telle qu'une méthode de pas fractionnaires, de décompositions en ``sous-problèmes'' en optimisation, de décomposition de domaines, etc.

On ne peut qu'être frappé par l'unité de cette oeuvre immense, que ce soit dans la qualité, la diversité, et la nouveauté des mathématiques utilisées ou que ce soit dans le souci constant d'aller défricher parmi les applications de vastes territoires reputés jusque-là inaccessibles.

Comme John von Neumann, auquel il vouait d'ailleurs une profonde admiration, Jacques-Louis Lions fut un visionnaire, qui perçut très vite que l'utilisation de moyens de calculs sans cesse plus performants pouvait révolutionner la modélisation des phénomènes et donc améliorer la connaissance et la maîtrise du monde physique, à condition que les mathématiques correspondantes fussent créées et développées. C'est à cette tâche qu'il s'employa si admirablement.

Jacques-Louis Lions fut à juste titre couvert d'honneurs. Mais il restait étonnamment discret sur ce sujet, alors que la liste de ses titres est hors du commun : Commandeur de la Légion d'Honneur et Grand Officier de l'Ordre National du Mérite, dont il reçut l'insigne des mains mêmes du Président de la République le 23 Février 1999, membre de vingt-deux académies étrangères, docteur Honoris Causa de dix-neuf universités, il reçut aussi les prix les plus prestigieux et il donna les conférences les plus enviées.

C'est ainsi que lui furent décernés trois Prix de l'Académie des Sciences, le Prix John von Neumann en 1986, le prix Harvey du Technion en 1991, ou le Prix Lagrange lors du Congrès de l'ICIAM à Édimbourg en 1999. Il était très fier d'avoir eu l'insigne honneur de serrer la main de l'Empereur Akihito lorsque le très prestigieux ``Prix du Japon'' lui fut décerné en 1991, au terme d'un voyage d'une semaine dont l'organisation, aussi parfaite que méticuleuse, l'avait fortement impressionné !

C'est ainsi qu'il fut trois fois Conférencier Invité au Congrès International des Mathématiciens en 1958, 1970, et 1974, qu'il donna la ``John von Neumann lecture'' au Congrès de la SIAM à Boston en 1986, qu'il fut Conférencier Invité au Congrès de l'ICIAM à Hambourg et au Congrès annuel de la SIAM en 1995, ou qu'il fut titulaire de la Chaire Galilée de l'Université de Pise en 1996. Honneur rarissime pour un scientifique, mathématicien de surcroît, il fut même invité à s'exprimer devant un parlement ! Il s'adressa en effet devant les Cortes, réunies spécialement à Madrid le 21 Janvier 2000 (dans le cadre de l'Année Mondiale des Mathématiques) pour l'écouter répondre à la question ``Les mondes de l'inanimé et du vivant pourront-ils être décrits, compris, et régulés grâce aux langages mathématiques et informatiques ?''.

Il appartenait aux académies les plus renommées, telles que l'Académie des Sciences de l'URSS et l'American Academy of Arts and Sciences dont il fut élu membre en 1982 et 1986. En 1996, il fut élu simultanément membre de la Royal Society du Royaume Uni, de la National Academy of Sciences des Etats-Unis, et de la ``Third World Academy of Sciences'', avant d'être élu membre de l'Academia Sinica de Chine et de l'Accademia Nazionale dei Lincei de Rome en 1998. L'Académie Pontificale des Sciences, dont il fut élu membre en 1990, semblait lui tenir particulièrement à coeur, peut-être à cause de son caractère ``improbable'' ; elle est en effet peu connue, mais il est particulièrement difficile d'en faire partie !

Quel homme se cachait derrière toutes ces activités ? Ce que je connaissais de lui m'a convaincu que ses qualités humaines et professionnelles étaient exceptionnelles.

Jacques-Louis Lions écrivait en abondance, très vite, et avec une facilité déconcertante, non seulement des mathématiques, mais aussi de nombreuses lettres, qui constituaient visiblement pour lui un moyen de communication de prédilection. Il était en particulier passé maître dans l'utilisation du fax, dont il se servait avec une redoutable efficacité ! Ainsi, il était courant que chacun de ses collaborateurs du moment reçoive quatre ou cinq fax par semaine, des fax parfois longs d'une trentaine de pages lorsqu'il s'agissait de travaux mathématiques.

S'il écrivait en abondance, il avouait par contre ne pas garder de trace de ses multiples correspondances, peut-être parce que sa mémoire le dispensait de cette précaution, peut-être aussi parce qu'il préférait s'épargner un travail d'archivage herculéen ! Souhaitons vivement que ses destinataires aient eu la bonne idée de garder sa correspondance et que celle-ci soit éditée dans l'avenir.

Sa puissance de travail était phénoménale. Il me dit un jour avoir écrit le fameux ``Diplodocus'' auquel il est fait allusion plus haut, document de plusieurs centaines de pages, en quelques semaines seulement ! De même sa résistance au sommeil, son indifférence totale aux décalages horaires les plus extrêmes, et sa fraîcheur après de très longs vols forçaient-elles l'admiration de ses compagnons de voyage.

Comme l'a si bien dit John Ball, ``Jacques-Louis Lions was a man of considerable personal magnetism and charm, whose charisma, brilliance as a teacher, and accessibility attracted others to work with him''. Il était en effet évident que Jacques-Louis Lions avait beaucoup de charisme, même si cette qualité n'est pas facile à définir de façon rigoureuse ! Il était également incroyablement disponible, toujours affable et d'une grande simplicité, jamais pressé, laissant penser à son élève ou à son interlocuteur du moment qu'il était au centre de ses préoccupations, qualités qui bien entendu facilitaient grandement les rapports avec lui !

C'était également un homme très courageux, aussi bien devant le danger physique que devant la douleur, même lorsque celle-ci devint insupportable. Il ne se plaignait jamais, réservant au contraire sa compassion pour les autres.

Sa profonde intelligence, sa vision communicative, et sa chaleureuse amitié ont définitivement marqué tous ceux qui l'ont approché.


Philippe G. Ciarlet